Jozef KARIKAÌę: Le gouffre
(Extraits du roman ±Ê°ùŸ±±đ±èČčČőĆ„, Ikar, Bratislava 2018)
Ìę
(pp. 62-66)
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Le lendemain, autour de midi, mon portable sâest mis Ă vibrer. Jâai haussĂ© les sourcils â dâhabitude, personne ne mâappelait Ă cette heure-lĂ .
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę LâĂ©cran allumĂ© indiquaitÌę: Miro.
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Je me suis dâabord rĂ©joui, un ennui mortel rĂ©gnait Ă lâoffice du tourisme. Jâai immĂ©diatement compris que mon ami ne mâappelait pas juste comme ça. Il avait dĂ» changer ses projets et souhaitait annuler notre sortie de samedi. La joie mâa submergĂ©, cela mâa involontairement soulagĂ©. JâĂ©tais un peu dĂ©concertĂ© â je nâavais pas remarquĂ© jusquâalors Ă quel point jâĂ©tais tendu. Jâai dĂ©crochĂ©Ìę:
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę «ÌęSalut. Quoi de neufÌę?
â Non, ça tient toujours, a-t-il rĂ©pondu avec entrain tandis que les commissures de mes lĂšvres sâaffaissaient.
âÌę Ăa mâa occupĂ© lâesprit. Jâai lâimpression dâavoir dĂ©jĂ entendu quelque chose de ce typeÌę».
Je me suis dit quâil se moquait encore de moi. Le haut-parleur de son portable Ă©tait peut-ĂȘtre allumĂ© pour permettre Ă une bande de secouristes de se payer ma tĂȘte.
«ÌęLaisse tomber, ai-je rĂ©pondu dâune voix sifflante.
â Laisser tomber quoi ? a-t-il objectĂ©, je suis sĂ©rieuxÌę! Ăa mâa occupĂ© lâesprit, jâen ai dĂ©jĂ entendu parler une fois, câĂ©tait pendant une formation dâescaladeâŠ
â Laisse-moi terminer. Le moniteur nous avait expliquĂ© un phĂ©nomĂšne Ă©trange liĂ© Ă lâaltitude. Plusieurs grimpeurs et civils lâont dĂ©jĂ expĂ©rimentĂ©. Lorsque certaines personnes se retrouvent au bord dâun gouffre, sur un pont trĂšs haut ou sur le toit dâun gratte-ciel, elles ressentent le besoin de sauter dans le vide.
Je lâai Ă nouveau interrompu, car je trouvais bizarre quâil emploie ce genre de termes.
«ÌęJâai trouvĂ© quelque chose hier soir et ai lu un peu sur le sujet, a-t-il expliquĂ©, les troubles obsessionnels compulsifs entraĂźnent le besoin de vĂ©rifier constamment quâune porte a Ă©tĂ© fermĂ©e, celui dâĂ©viter les feuilles mortes sur le trottoir, dâallumer et dâĂ©teindre la lumiĂšre Ă plusieurs reprises⊠Câest comme dans Monk, tu sais, la sĂ©rie.
â Je ne lâai pas vue, mais jâen ai entendu parler. En quoi câest liĂ© Ă ce qui est arrivĂ© sur le plateauÌę?
â Ces troubles sont dĂ©clenchĂ©s par des pensĂ©es impĂ©rieuses. Elles Ă©mergent de ton esprit sans prĂ©venir, impossible de les chasser, elles tâenvahissent. Ăa te force Ă faire des choses, souvent des conneries, et elles ne disparaissent pas tant que tu ne les as pas accomplies.
â Mais quel est le lien avec le plateauÌę?
â Le phĂ©nomĂšne dâaltitude auquel sont confrontĂ©s les grimpeurs est similaire. Tu es en hauteur, tu vois le vide sous tes pieds et boumÌę! â lâenvie de sauter te prend. Ta tĂȘte tourne sans cesse et tu ressens le besoin dây aller de plus en plus fortÌę».
Jâai dĂ©gluti et me suis rappelĂ© les derniers instants dâAdriĂĄn Klimko. Il semblait vraiment lutter intĂ©rieurement, comme sâil se dĂ©battait entre deux options et rĂ©primait de toutes ses forces une tentation suicidaire. Mon esprit Ă©tait dĂ©libĂ©rĂ©ment parcouru par des bribes dâinformations au sujet de ces centaines de personnes mortes de manie dansante. Strasbourg, Erfurt, Aix-la-ChapelleâŠ
«Ìę Ăa a lâair intĂ©ressant, ai-je admis, mais en quoi le plateau rentre-t-il dans ce cadreÌę?
â Je ne sais pas. Ce nâest que ma thĂ©orie. Et si ce phĂ©nomĂšne Ă©tait provoquĂ© par certains endroitsÌę?Ìę»
Mon cĆur sâest emballĂ©. Miro venait de taper dans le mille. Les lieux affectaient le psychisme, câĂ©tait bien connu. Certains avaient un impact positif. CâĂ©tait notamment le cas de la cathĂ©drale de Salisbury que jâavais visitĂ©e lors dâun voyage scolaire, elle vous Ă©levait jusquâau ciel. Dâautres par contreâŠ
«ÌęLe plateau renferme peut-ĂȘtre quelque chose qui dĂ©clenche ce trouble compulsif chez les gens, ai-je conclu Ă haute voix, une fois parvenus en haut, lâenvie de sauter se manifeste.
â Oui, mais pas chez tout le monde, a-t-il poursuivi, cela concerne seulement ceux qui ont des prĂ©dispositions. Câest une explication parfaitement naturelle, pas de lĂ©gendes, dâesprits ou de malĂ©dictions qui tiennent. Câest peut-ĂȘtre liĂ© Ă la pression, aux ondes sonores ou aux aspĂ©ritĂ©s qui enserrent les parois rocheuses. Un endroit rĂ©unissant autant de facteurs ne peut que faire rĂ©agir certaines personnes.
â VoilĂ pourquoi cela touche la vallĂ©e et ce plateau en particulier⊠Tu as tout comprisÌę» ai-je soufflĂ©.
Un enchevĂȘtrement de combinaisons, de thĂ©ories et dâexplications tournoyait dans ma tĂȘte.
«ÌęJâen ai bien lâimpression, a-t-il dit en riant, tu me paieras une biĂšre au Chalet des rochesÌę?
â Je tâen paierai mĂȘme deux.
â Encore une chose, ce phĂ©nomĂšne a un nom en français. Je ne sais pas comment ça se prononce et nâessaierai mĂȘme pas. Je vais tâenvoyer ça par texto avec la traduction en anglais. Fais la recherche sur Google, tu vas trouver plein de choses intĂ©ressantes.
â Dâaccord, merci, câest vraimentâŠ
â Tu vois, il nây a ni esprits ni malĂ©dictions, rien Ă craindre.
â Il ne faut pas avoir de prĂ©dispositions.
â Je nâen ai vraiment pasÌę! Et toi non plus, on se connaĂźt quand mĂȘmeÌę! Tu as dĂ©jĂ eu des pensĂ©es envahissantes et impĂ©rieusesÌę?
â NonÌę» ai-je avouĂ© en pensant au mousqueton de mon pĂšre que je triturais parfois.
Cela durait des heures. Sinon je nây arrivais pas, quelque chose de mauvais risquait de survenir.
«Ìę Tu voisÌę! a-t-il conclu tranquillement, je dois y aller, ma pause est terminĂ©e, prends soin de toi.
â Toi aussi.
Jâai raccrochĂ© et me suis grattĂ© le menton.
Un Ă©trange phĂ©nomĂšne liĂ© Ă lâaltitude, des troubles obsessionnels compulsifs, des pensĂ©es envahissantes et impĂ©rieuses.
Et des endroits, dâĂ©tranges lieux qui dĂ©clenchent tout.
Les derniers instants dâAdriĂĄn Klimko, son combat Ă mort. Le nonÌę! quâil avait gĂ©mi, ses efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour triompher de lui-mĂȘme.
Cela avait du sens, lâimage dĂ©crite Ă©tait dâune effrayante clartĂ©.
Mon tĂ©lĂ©phone sâest remis Ă vibrer, le SMS de Miro venait de me parvenir. Jâai machinalement ouvert le message et fixĂ© lâĂ©cran.
Lâappel du vide â The Call of the void.
Une vieille expression française et sa traduction en anglais.
Lâappel du vide.
Ìę
***
(pp. 86-92)
Nous avons gravi le remblai avant de nous Ă©chiner pour traverser une zone plantĂ©e de pins. La vallĂ©e sâouvrait devant nous â elle mâa semblĂ© encore plus Ă©troite que la derniĂšre fois. Un grand soleil brillait, le temps Ă©tait encore clair, comme lors de notre passage du 1er avril. Lâespace entre les parois Ă©tait cette fois moins sombre, mais le vent soufflait, refroidissant la tempĂ©rature ressentie. Lâair Ă©tait dominĂ© par lâodeur du granit et du schiste, des touffes dâherbe sĂšche se balançaient en bruissant. Un faible sifflement sâĂ©chappait des crevasses et des fissures de la roche. Cela faisait travailler mon imagination, jâentendais dans le chuintement du vent le souffle du sprunggeist â lâesprit appelant Ă sauter. Je mâattendais Ă ce quâune mystĂ©rieuse mĂ©lodie retentisse dans ma tĂȘte dâun instant Ă lâautre. Jâai tressailli et tremblĂ© Ă deux reprises en ayant lâimpression que les sons de la nature me parvenaient en une symphonie ordonnĂ©e.
Mon propre esprit me jouait des tours, des lambeaux du récit de Droppa remontaient dans ma mémoire.
Le sprunggeist ne surgit pas Ă chaque fois, juste de temps en temps. Personne ne sait ce qui le dĂ©clenche. Cela dĂ©pend peut-ĂȘtre du moment, de la mĂ©tĂ©o ou bien il choisit les personnesâŠ
Chaque pas comprimait mes entrailles. Jâavais Ă©galement lâimpression que la vallĂ©e rĂ©trĂ©cissait elle aussi, que les parois se resserraient pour nous broyer ou nous dĂ©vorer. La comparaison Ă©tait bonne. Je me sentais pris dans un immense tube digestif, un Ćsophage qui se contractait.
Heureusement, Miro marchait devant moi. Son tempo ne faiblissait pas ce qui avait pour effet de mâentraĂźner Ă sa suite. Sâil nâavait pas Ă©tĂ© lĂ , jâaurais fait demi-tour pour dĂ©guerpir depuis longtemps.
Nous avons franchi le dĂ©nivelĂ© qui sâĂ©tendait sur notre gauche, lâextrĂ©mitĂ© de la vallĂ©e se dressait au loin tout comme ses sommets abrupts â Bradavica, Kupola et VĂœchodnĂĄ VysokĂĄ. Le soleil Ă©tait cachĂ© par un nuage, plongeant dans lâombre les sommets et les talus rocheux. AgitĂ©e par le vent, la surface illuminĂ©e du lac de Szontagh sâest obscurcie, perdant soudain ses reflets Ă©tincelants. En dâautres circonstances, ce théùtre naturel mâaurait captivĂ©, mais mon attention Ă©tait alors occupĂ©e par tout autre chose.
Le plateau rocheux dĂ©passait de la paroi comme une dent cassĂ©e. On pouvait lâapercevoir au loin si on savait dans quelle direction regarder. PassĂ© au filtre des informations qui siĂ©geaient dans ma tĂȘte, il me rappelait le plongeoir dâune piscine dans une version plus pernicieuse. Jâai grimacĂ© nerveusement. La comparaison Ă©tait grotesque. Les Hautes Tatras â un lieu parfait pour votre dĂ©tente. Au menu, toutes sortes dâactivitĂ©s sportives. Saut dans le vide compris. Deux options proposĂ©esÌę: saut Ă lâĂ©lastique depuis une plate-forme au-dessus du lac de Ć trba et saut dans le vide depuis le plateau de la vallĂ©e de Slavkov. La premiĂšre avec une corde Ă©lastique, la seconde sans rien. LibertĂ© de choix.
Je repartais dans mes dĂ©lires. Le mĂ©canisme de dĂ©fense ne sâĂ©tait pas endormi, il faisait du bon boulot et ces pensĂ©es farfelues en Ă©taient le rĂ©sultat. Il sâefforçait de faire oublier que mes genoux tremblaient de plus en plus Ă chaque pas, que jâavais les mains moites et les cheveux hĂ©rissĂ©s au niveau de la nuque.
Rien dâĂ©tonnant Ă celaÌę: mon rendez-vous avec le gouffre approchait inĂ©luctablement. Le vide possĂ©dait son propre magnĂ©tisme, je le savais depuis longtemps. Il me happait et me ligotait, clouant mon regard sur le plateau. Il ne me permettait pas dâhĂ©siter et encore moins de reculer ou de revenir sur mes pas pour filer me mettre Ă lâabri.
Fuir vers la plaine, nier lâaltitude, confisquer Ă lâabĂźme sa carte maĂźtresse. Car lâaltitude, elle seule, constitue la porte menant au gouffre, la porte du vide.
Mon cĆur battait de plus en plus vite. Ă ce train-lĂ , il risquait de palpiter une fois arrivĂ© au pied du plateau.
Les souvenirs du film ŽłĂĄČÔŽÇƥðì, que je visionnais avidement durant mon enfance, sont remontĂ©s. Les images de la potence et du crochet quâelle retenait ont dĂ©filĂ© sous mes yeux. Le hĂ©ros avançant vers le lieu de son exĂ©cution, le crochet mĂ©tallique qui se balançait au grĂ© du ventâŠ
Jâavais lâimpression de vivre la mĂȘme situation, mon gibet se distinguait cependant par un design naturel et ne tuait pas Ă lâaide dâun crochet, mais grĂące au vide, comme lorsque que le condamnĂ© suspendu par un nĆud coulant voit une trappe sâouvrir sous ses pieds et lâenvoyer dans les tĂ©nĂšbres. Jâavais moi aussi un nĆud coulant autour du cou, le sprunggeist me lâavait jetĂ© au-dessus de la tĂȘte ; on mâavait capturĂ©, mĂȘme sâil me semblait que jâavançais de mon plein grĂ©. Je vais te donner un conseilÌę: nây crois jamais, ce nâest quâun leurre. Chaque dĂ©cision prend forme en toi quelques microsecondes avant que tu nâen sois conscient. Cela commence par lâintention â sur la base de critĂšres irrationnels, de ressentis, de lâinconscient, de dieu sait quoi â avant que les instants suivants ne laissent place Ă la prise de conscience. La rationalisation et la justification raisonnable nâinterviennent quâĂ la fin. Cela fonctionne ainsi, la science lâa prouvĂ© de maniĂšre fiable.
Qui dĂ©terminent donc nos dĂ©cisionsÌę? Le sprunggeist, lâhalgeist et les autres esprits â en fonction de qui tu es et de lâendroit oĂč tu te trouves. Certains lieux sont remplis de fantĂŽmes qui sâimmiscent dans ta tĂȘte pour te murmurer ce que tu dois faire. Cela se produit bien plus souvent que tu ne lâimagines.
Jâavançais moi aussi sagement vers mon exĂ©cution, pris dâhallucinations qui me faisaient penser que câĂ©tait ce que je souhaitais, que jâagissais de mon propre chef. Chaque personne erre dans une vallĂ©e sans sâen rendre compte. Les images Ă©tranges qui surgissent devant ses yeux viennent lâen empĂȘcher. Cela provient notamment dâun libre-arbitre idĂ©alisĂ© et des mirages promettant des possibilitĂ©s infinies.
Tout cela mâavait Ă©galement Ă©chappĂ©, je nâĂ©tais quâun petit scout modĂšle mĂ» par le dĂ©sir de dĂ©chiffrer un mystĂšre. Le plus grand mystĂšre Ă©tant, Ă©videmment, quâil nây en avait pas, le noyau de toute chose contient du vide, du nĂ©ant â câest la rĂ©ponse universelle Ă toutes les questions de la vie.
Les Ăźlots de neige sale avaient quasiment disparu, mĂȘme sâil avait sĂ»rement gelĂ© une fois la nuit tombĂ©e. La mi-avril Ă©quivalait pratiquement Ă lâhiver dans les Hautes Tatras. Le soleil brillait pendant la journĂ©e, mais la nuit venue⊠Cette chaleur illusoire avait dĂ©jĂ fait hurler bien du monde.
Toutes ces choses auxquelles je rĂ©flĂ©chissais Ă©taient intĂ©ressantes, une tornade me vrillait la tĂȘte. La solution reposait peut-ĂȘtre lĂ -dessus, sur une forme particuliĂšre de dĂ©tachement. Si mon esprit Ă©tait clair et que je ne dĂ©lirais pas, je ne serais pas en train dâavancer vers le plateau. SĂ»rement pas aprĂšs tout ce que jâai dĂ©couvert Ă son sujet.
Nous Ă©tions presque arrivĂ©s en bas. La paroi rocheuse sâĂ©largissait et croissait jusquâĂ nous barrer la vue. Le froid qui en Ă©manait devenait de plus en plus piquant Ă mesure que nous approchions. Mon regard bondissait sur les blocs de pierre et le talus escarpĂ© dâoĂč partait le sentier menant au plateau. La pensĂ©e que jâallais bientĂŽt devoir mây traĂźner mâa fait frissonner.
«ÌęAlors, tu penses y arriverÌę?Ìę» mâa lancĂ© Miro.
Il mâa souri dâun air encourageant, ses fossettes se sont creusĂ©es â il ressentait sĂ»rement lâĂ©tat qui Ă©tait le mien.
«ÌęPas de problĂšmeÌę».
Je nâavais pas la moindre idĂ©e des effets que cette tentative pourrait avoir sur moi. Si je me basais sur les essais prĂ©cĂ©dents, cela nâaugurait rien de bon. CâĂ©tait diffĂ©rent cette fois-ci. Une voix me chuchotait que je pouvais y arriver, que jâĂ©tais capable de briser cette triste malĂ©diction. Et si cette voix Ă©tait celle du sprunggeistÌę? Que faire sâil mâencourageait pour mâĂ©jecter immĂ©diatement du plateau et mâemporter dans le videÌę?
Cette idĂ©e me terrorisait autant quâelle me fascinait. LâĂ©pouvante se transformait en une motivation surpuissante. Impossible de lâexpliquer, jâĂ©tais embrouillĂ©. La peur et lâattraction sâentremĂȘlaient comme la double hĂ©lice dâun ADN pour se fondre dans mon essence la plus intĂ©rieure.
Jâai dĂ©gluti, ma langue collait Ă mon palais dessĂ©chĂ©. Lâangoisse Ă©tait insoutenable, il fallait que je tente quelque chose. Jâai levĂ© la main gauche pour vĂ©rifier lâaltimĂštre de ma montre. Il indiquait 2048 mĂštres au-dessus du niveau de la mer, Jâai appuyĂ© sur un bouton afin de paramĂ©trer une nouvelle mesure â Ă compter de cet instant, lâĂ©cran indiquerait lâaltitude par rapport au niveau oĂč nous nous trouvions. Pour le moment, le chiffre qui brillait Ă©tait un beau zĂ©ro â pĂšre de tous les vides.
Miro ne mâa pas interrompu, il comprenait mon Ă©tat. Il le connaissait bien, les grimpeurs nâont pas besoin quâon leur explique ces choses. Pour sa part, il ressentait ce type dâĂ©motions avant dâescalader un mur de catĂ©gorie 7 tandis que jâĂ©tais figĂ© par lâidĂ©e dâune grimpette enfantine sur un plateau rocheux. Autre diffĂ©renceÌę: Miro Ă©tait capable de maĂźtriser ses Ă©motions, pas moi.
Jâai passĂ© ma langue sur ma lĂšvre supĂ©rieure â le contact Ă©tait semblable Ă celui du papier de verre.
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę «ÌęAllons-yÌę» ai-je soupirĂ©.
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Si nous Ă©tions restĂ©s immobiles un instant de plus, jâaurais Ă©tĂ© incapable de me dĂ©cider, comme devant une piscine dont lâeau est froide â si tu hĂ©sites trop longtemps, plonges un orteil dans lâeau et rĂ©flĂ©chis au fait que ça va ĂȘtre horrible, tu ne fais quâaggraver les choses. Il faut serrer les dents, se contenir et plonger.
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Se contenir, se dĂ©passerâŠ
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Un Ă©troit plateau au-dessus de moi, des restes de glace sombre en train de fondre contre la paroi. De nombreux corps humains se sont dĂ©jĂ brisĂ©s sur les pierres environnantes. Quelques restes sont encore cachĂ©s dans les crevasses Ă©troites et sous les dĂ©combres â fragments dâos, dents cassĂ©es, lambeaux de vĂȘtements, Ă©clats des cadrans de montres⊠Les miettes qui subsistent dâun ĂȘtre humain lorsque le vide lâĂ©treint.
ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Jâai serrĂ© les dents et lancĂ© lâenregistrement sur la camĂ©ra accrochĂ©e Ă la sangle avant dâescalader le premier rocher.
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© Traduit du slovaque par Nicolas Guy, 2023
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